Le grand saut des
biopuces

Guillaume Grallet
Etablir un profil génétique, détecter l’origine d’un
steak haché... L’union de l’électronique et de la biologie pourrait
révolutionner des domaines aussi divers que la médecine, l’alimentation ou
la défense. La concurrence s’annonce féroce et fait craindre des dérapages
éthiques

Voix grave, petites lunettes et faux air de Colin Powell, Gary Hooper,
cadre d’une société biotech qui brasse des dollars par millions,
apostrophe l’assemblée du haut de ses presque 2 mètres : « Les gars, il
est temps de s’y mettre ! Sinon, ce sont les Chinois qui le feront à
notre place ! » La menace réveille une poignée de patrons de l’industrie
pharmaceutique, assommés par une présentation chiffrée qui traînait
jusque-là en longueur. Trop bien installés dans les fauteuils de cette
salle fin de siècle, qui, derrière de lourds rideaux ocre, donne sur
Union Square, au cœur de San Francisco, ces quinquas soudain s’affolent
à l’idée de rater le virage crucial des biopuces. Ces supports de
silicium - les mêmes dont sont truffés nos téléphones portables - sur
lesquels est posé un brin d’ADN, le code de la vie. Une puce, pas plus
grosse qu’un demi-sucre, mais promise aux applications les plus folles,
de la médecine à l’agriculture, en passant par la cosmétique.
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Les biopuces,
comment ça marche
avec Xavier Gidrol,
directeur du service de génomique fonctionnelle au CEA
(Commissariat à l’énergie atomique)
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Cliquez sur l’image pour lancer la
vidéo
Reportage vidéo réalisé
par Louise Dupont et Sohini Gogel
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Car cet assemblage miracle, un cocktail détonant de biologie et
d’électronique, s’apprête à bouleverser le secteur ronronnant des
biotechnologies, dont on prédit toujours qu’il révolutionnera notre
vie... mais sans trop savoir comment. Matma Kalikhura, analyste chez
Frost and Sullivan, est pourtant certaine
que, d’ici à dix ans, cette innovation aura ouvert la voie à un marché
supérieur à 10 milliards de dollars. Des start-up comme de gros
industriels (de Hewlett-Packard à Motorola en passant par IBM) sont dans
les starting-blocks.
L’idée, à vrai dire, n’est pas vraiment nouvelle. Les biopuces, c’est le
mariage, consenti sur le tard, de deux découvertes vieilles de plus de
cinquante ans. Les travaux de James Watson et Francis Crick - Prix Nobel
de physique 1962 - datent en effet de 1953. Cette année-là, les deux
chercheurs découvrent que l’ADN, cette molécule qui détermine le
patrimoine génétique, est constitué de deux branches qui forment une
échelle enroulée sur elle-même, chaque branche étant liée symétriquement
à l’autre. A l’époque, la puce électronique, utilisée pour les postes de
radio à transistors, vient tout juste de souffler sa première bougie. Il
ne reste plus alors qu’à marier les deux découvertes. C’est Stephen
Fodor, le biologiste star de Princeton, qui y réussira. Son idée est
très simple : puisque chaque brin d’ADN est composé d’une suite de codes
reliée au brin jumeau dans une exacte symétrie, il suffit de placer un
seul de ces brins sur une puce : quand il reconnaîtra son jumeau, il
provoquera l’émission d’un message fluorescent, capté ensuite par
l’ordinateur. C’est là toute la magie de ce concentré de technologies :
transformer une réaction biologique en signal électronique. L’intuition
est intéressante, elle devient géniale à la fin des années 1990, quand
arrive à maturité le Human Genome Project (HGP), vaste chantier de
décryptage du génome humain. Dès lors, plus aucun secret n’est censé
échapper à la puce devenue miraculeuse...
Votre profil génétique pour 300 dollars
C’est d’abord une bonne surprise pour le monde médical, qui, grâce à de
tels outils, peut établir des diagnostics sans faille et en un temps
record. Le département de biologie moléculaire à l’université Duke
(Caroline du Nord) en est convaincu. Un professeur qui y poursuit des
recherches se souvient d’une patiente chez laquelle il soupçonnait un
cancer. Le simple contact de son prélèvement sanguin avec une biopuce
lui ayant permis d’obtenir son profil génétique en moins de dix minutes,
il a immédiatement pu décider quel traitement lui appliquer. Un gain de
temps très précieux. Voilà encore cinq ans, un tel diagnostic mobilisait
un labo entier pendant plusieurs jours.
Un nouveau marché est né : plusieurs sociétés proposent désormais à des
particuliers d’établir leur profil génétique, facturé de 300 à 500
dollars. Convaincue, la bien nommée firme islandaise DeCode Genetics a
identifié et conservé dans ses frigos des gènes liés à plus d’une
vingtaine de pathologies, comme la schizophrénie. En France, l’institut
BioMérieux planche sur le cancer.
Pièges à maladie, les biopuces peuvent aussi semer la terreur dans le
domaine de la malbouffe, car les gènes présents dans les aliments sont
aujourd’hui connus. Affymetrix, basée en Californie, la première
entreprise à avoir cru dans les biopuces, s’y emploie déjà. « Notre
biochip sert à contrôler la composition des aliments. En fait, à
vérifier que des raviolis au bœuf ne contiennent que du bœuf, et des
bâtonnets de colin, uniquement du colin », explique un cadre d’Affymetrix.
Pour ce projet, la société américaine a fourni le support et BioMérieux,
son partenaire français, y a inséré les gènes reconstitués un à un. Et
ça marche ! Cette petite merveille est capable de détecter plus de 30
espèces de vertébrés différentes. Elle identifie la présence de produits
selon leur classe (mammifère, oiseau et poisson) ou leur espèce (bœuf,
poulet, mouton, porc, dinde, saumon, truite) et même... le rat. Les
scientifiques ont pensé au pire !
Mais le petit indic ne s’arrête pas là : il renseigne aussi sur le passé
de la bête. Food Expert ID - FID, c’est son nom - permet de vérifier que
l’alimentation des ruminants ne comprend aucun composant d’origine
animale, comme l’impose la législation européenne. Dans un français
approximatif, Thomas Schlumberger, l’un des chefs de produits, affirme :
« Vous serez contents en France, vous qui avez fait vos gros titres de la
vache folle. » Petit enquêteur, FID permet également de dire, à partir
d’un seul grain de riz, de quels produits chimiques il a été « nourri »,
ou encore si la variété de graminée a été génétiquement modifiée... Un
vrai piège, souffle-t-on chez Agilent. La guerre de l’information
biologique a commencé !
Direction SurroMed, à Menlo Park, dans la banlieue nord de Palo Alto. Le
hall d’entrée est orné d’une reproduction de
Farbstudie 1913, de Kandinsky. Les chercheurs ont du goût.
Ont-ils autant de talent ? Fondée en 1997 par le chimiste Alex Zaffaroni
- le magazine Forbes l’a surnommé le Jim
Clark de la biotech, en hommage au défunt champion écossais de formule 1
- la société travaille sur une toute nouvelle application des biopuces :
la traçabilité des objets. Originaire de New York, August Moretti, 50
ans, dont plus de la moitié passés à travailler dans le secteur de la
biologie, a commencé par vendre des biopuces traditionnelles, ce qui
constitue d’ailleurs, encore actuellement, l’activité essentielle de la
firme. Mais, cette fois-ci, il pense avoir trouvé un débouché de taille.
Récemment, une grande marque de luxe l’a appelé, se plaignant de toutes
les copies de ses sacs dont les originaux sont fabriqués avec le cuir
d’une race bien spécifique de vache. Or celle-ci possède un code
génétique légèrement différent de celui des autres bovins. Le sang de
Moretti n’a fait qu’un tour : en intégrant cette empreinte sur une puce,
il n’y aurait plus, à chaque saisie douanière de sacs suspects, qu’à
comparer les codes génétiques.
Le secteur privé n’est pas le seul intéressé, les pouvoirs publics le
sont aussi. Retour à l’ombre des pins et des collines couvertes de
vignes du merlot californien. A une heure à peine de la plage de Big
Sur, chère à Henry Miller et à Jack Kerouac, travaillent les milliers de
chercheurs du Lawrence Livermore Laboratory, créé en 1952 en hommage à
l’inventeur du cyclotron. Dans ces bureaux ultrasecrets - toute visite
extérieure doit faire l’objet d’une autorisation écrite - les chercheurs
mettent au point une solution pour lutter contre l’anthrax (la maladie
du charbon). Cette poudre, qui a tant terrorisé les fonctionnaires et le
Congrès américain après le 11 septembre 2001, est en fait une enzyme ;
elle est donc facilement identifiable, grâce à une puce adaptée.
Les autorités ne comptent pas s’arrêter là. A la fin de 2003, le
Pentagone a accordé un crédit de plus de 2 millions de dollars à une
équipe de la Virginia Commonwealth University, qui projette, entre
autres choses, de greffer des minicapteurs à la surface de la peau de
soldats volontaires, avant chaque combat. Véritables thermostats de la
santé du patient, ils permettront non seulement de connaître la carte
d’identité génétique des combattants, mais aussi, à un moment donné, la
quantité des anticorps du soldat. Une aide précieuse pour les
chirurgiens, obligés d’opérer en urgence un soldat inconscient. Autre
application envisageable : des soldats qui, perdus dans le désert,
trouvent une oasis, pourront mettre une puce au contact de l’eau et ce
filtre leur dira si celle-ci est infectée, par exemple de résidus
porteurs de la variole. Salutaire sur les champs de bataille, la biopuce
le sera aussi dans les airs. Car la Nasa, partenaire du programme de
l’université de Virginie, prévoit d’équiper ses astronautes de telles
puces, ce qui permettrait à l’équipe de contrôle, à Houston, de
surveiller le taux de glucose des astronautes en mission. « Nous suivons
ce projet avec enthousiasme », explique-t-on au cap Canaveral. Toutes ces
applications donneront le feu vert à une fabrication de masse...
A l’entrée du site d’Affymetrix, qui se situe à une vingtaine de
kilomètres de la côte californienne, une pelle dorée - symbole de la
ruée vers l’or - vient rappeler que le bâtiment a été monté de toutes
pièces il y a dix ans. Une éternité, ici. Pour entrer dans cette usine
aseptisée, le manager Brad Krieger exige du visiteur qu’il passe dans un
sas où une trentaine de miniventilateurs vous bombardent d’air
conditionné. Un sac de survie sur le dos - une lampe torche, les numéros
de téléphone des personnes à contacter en cas d’urgence - et le
spectacle peut commencer.
Guerre des prix en perspective
La séquence la plus intéressante a lieu dans une salle sous très haute
surveillance. Equipée de grilles de sécurité, elle abrite d’énormes
frigos. C’est à l’intérieur de ces coffres-forts que l’entreprise stocke
ses sondes d’ADN reconstitué. Il y a là des brins qui déterminent le
taux de glucose. Une commande ? Des employés s’emparent des milliers de
brins commandés par le client pour les poser grâce à des robots
téléguidés sur de minuscules plaques de verre qui leur serviront de
support. Epaisse de 1 centimètre sur 1, la même biopuce peut contenir
plusieurs milliers de sondes !
Une affaire qui marche : cotée en Bourse, Affymetrix vend chaque année
plusieurs centaines de milliers de puces. Affalé dans un rocking-chair
de son bureau de Santa Clara, jouant avec une puce de 2 centimètres
qu’il tient entre le pouce et l’index, Steve Lombardi, l’un des cadres
du groupe, affiche une satisfaction de vétéran. Les diagnostics, il les
réalisait autrefois à la main, aidé d’une pipette. Aujourd’hui, fini,
les méthodes d’artisan : la firme, qui a déposé pas moins de 70 brevets,
fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.
Lombardi a des ambitions industrielles. « Nous allons devenir l’Intel de
cette industrie : nos puces seront invisibles, mais au centre de toutes
les applications. »
Affymetrix pourtant devra se battre. Car le pionnier californien n’est
plus tout seul. D’autres acteurs s’engouffrent dans la brèche. C’est le
cas en France d’Abag, une start-up située au Genopole d’Evry (Essonne).
En Chine, plusieurs centaines de projets, au départ aidés par le
gouvernement - qui y a injecté des dizaines de millions de dollars -
s’apprêtent à devenir privés. Mais il faut aussi compter avec de gros
industriels comme General Electric, Motorola, IBM, Texas Instruments,
Corning, Hitachi- qui a participé à la construction d’un gigantesque
LifeCenter à Hongkong - ou encore Philips. Tous sont maintenant prêts à
en découdre.
Le plus coriace d’entre eux se nomme Agilent. En quelques mois, cette
entreprise de Palo Alto est devenue le n° 2 du secteur. « Nous avons
enregistré 15% de croissance l’an dernier », évalue Darlene Solomon,
vice-présidente de l’entreprise. En fait, Agilent s’appuie sur
Hewlett-Packard - la maison lui a donné naissance avant de lui laisser
son indépendance - qui, avec ses 142 000 employés, possède une vraie
force de frappe. Agilent, qui dépense chaque année plus de 1 milliard de
dollars pour la recherche, propose aujourd’hui ses
labs on a chip, de véritables labos reconstitués, contenant pour
certains jusqu’à 20 000 gènes, qui tiennent sur une seule puce.
Rien n’est pourtant gagné pour ces nouveaux venus qui vont devoir -
c’est une condition essentielle de leur réussite - livrer une guerre
sans merci sur les prix. Car les biopuces coûtent encore très cher,
parfois plusieurs dizaines de dollars l’unité. Affymetrix a beau clamer,
graphiques à l’appui, que ses factures ont beaucoup baissé depuis 1996,
sa puce, dont le prix unitaire peut dépasser 200 dollars, n’est toujours
pas à la portée du grand public...
Pour casser les prix, rien de mieux que de changer de méthodes de
production. Le fabricant américain de fibres optiques Corning développe
un substrat de verre contenant des milliers de cavités, de petits trous
dans lesquels il est ensuite plus simple d’incorporer les sondes d’ADN.
Cela devrait, selon lui, permettre de produire plus d’une puce par
minute dès l’an prochain et donc faire fondre ses coûts de production.
Fièvre du fichage
Même à bon marché, les puces devront aussi convaincre, car l’utilisation
de brins d’ADN soulève de sérieuses questions éthiques. La divulgation,
comme la manipulation, d’informations privées est la première d’entre
elles. Comment contrôler ces gigantesques bases de données rassemblant
des milliards d’informations sur les variations génétiques ? Au
Royaume-Uni, la UK Biobank a collecté des échantillons d’ADN auprès de
500 000 volontaires. Se rapprochera-t-on un jour du scénario de
Bienvenue à Gattaca, ce film américain où Uma Thurman, amoureuse
d’Ethan Hawke, l’aide à sortir des griffes d’un Etat policier dans
lequel la réussite n’est plus déterminée ni par le travail ni par le
savoir, mais par le code ADN des individus ? Déjà, la fièvre gagne le
Canada, avec l’apparition il y a huit mois de Cartagene - un gigantesque
projet de « fichage » des malades, dont les données pourraient être
communiquées au secteur privé. Quant à l’Estonie, engagée depuis deux
ans dans une politique résolument high-tech, elle ambitionne de
répertorier les données génétiques de l’ensemble de ses habitants, pas
seulement des patients.
Mais c’est cette agrégation sans cesse plus importante - aussi
fascinante qu’inquiétante - de l’humain et de l’électronique qui
inquiète peut-être encore davantage. « On ressent la même angoisse qu’à
l’époque des premiers clonages, cette impression de ne plus savoir où
tout cela va s’arrêter », analyse Glenn Mac Gee, chargé des questions
éthiques à l’université de Pennsylvanie. Ce professeur vient de publier
Beyond Genetics, un ouvrage de prospective dans lequel il fustige
le manque d’informations dont souffre le grand public. « Il est temps,
après des années de développement silencieux, d’ouvrir enfin la boîte de
Pandore... » insiste-t-il.
Car l’invasion des gènes dans l’électronique n’est pas près de
s’arrêter. Le Weizmann Institute, un centre de recherche situé près de
Tel-Aviv, vient de mettre au point le premier ordinateur à ADN. Plus
petit qu’un ordinateur classique, il pourrait être moins cher lorsqu’il
sera fabriqué en série. Mais surtout plus puissant : les données traitées
par cet ordinateur sont représentées en base 4 (l’alphabet génétique
comprend quatre codes : A, T, C, G pour Adénine, Cytosine, Thymine et
Guanine) au lieu d’une base binaire (0,1) pour les ordinateurs
classiques. Quatre contre deux, ses avocats vantent déjà un ordinateur
doté d’une puissance au carré ! Un exemple ? Maya, l’ordinateur ADN test
vient de gagner la totalité des parties de tic tac toe - ce jeu sur
papier où deux participants essaient chacun, en jouant à tour de rôle,
d’aligner trois lettres, à l’horizontale, à la verticale ou en
diagonale. Un ordinateur classique, lui, ne gagnait que six fois sur
dix...
Post-scriptum
En France, l’activité biopuces du Commissariat à l’énergie atomique (CEA)
compte 40 personnes au Genopole d’Evry, et peut produire 10 000 puces à ADN
par an. Sa banque de gènes humains, enrichie à la fin d’avril, compte
aujourd’hui plus de 25 000 séquences.